DE LA SUEUR ET DU SANG SUR LES CYPRES CHAUVES
Il m’avait dit « Tim Gautreaux, Tim Gautreaux ! » J’avais pensé « Mais il me gonfle celui-là. Et encore un auteur génial que je ne connais pas. Je ne suis vraiment qu’une bouse. » Et après avoir consulté la chronique de Yan j’avais répondu « Le dernier arbre, bien sûr, de cet auteur louisianais ! » Christian, le fana de Ted Lewis, avait tapé dans le mille. Je venais de quitter True Detective (série plus qu’enthousiasmante). J’allais retrouver le bayou et ses forêts profondes et ses énigmatiques habitants. Je ne pensais pas que ce dernier arbre me transporterait dans un univers aussi brutal que romanesque. Ce n’est pas dieu possible de patauger dans cette fange qui colle aux bottes comme une colonie d’abeilles à sa ruche. Le prochain gazier qui me parle de bains de boue pour se refaire une santé, je l’expédie chez les Cadiens et leurs cyprès chauves.
1923. Papa Aldridge fait dans le commerce du bois. Il vise une exploitation à la ramasse en Louisiane où se trouverait Byron, son héritier disparu dont il attend désespérément le retour. C’est son fils cadet, Randolph, qui est chargé de reprendre l’affaire. Il va y trouver, de la boue, de sales bestioles qui piquent et tuent mais aussi des ouvriers réduits à l’état de bestioles qui se tabassent et se tuent, un bar géré par les fripouilles Buzetti où ces mêmes bestioles boivent avant de se tabasser et bien sûr Byron, le constable, son frère, qui tente de faire régner l’ordre et tue. Ce sinistre univers sera le décor de laborieuses retrouvailles.
« Le dernier arbre » nous invite à porter notre regard sur une période clé de cette Amérique sudiste qui vacille entre développement et tradition. Le peuple est aux premières loges et va en subir au plus haut point les conséquences. Seulement desservie par une voie ferrée, cette exploitation forestière abrite de miséreuses bêtes de somme qui hachent, scient, découpent et n’ont pour seul palliatif que l’alcool, les bagarres et les putes. Tu vois le tableau. On baigne quasiment dans une atmosphère carcérale avec les frondaisons pour seul horizon. En période de fortes pluies, l’usine et les baraquements ont les panards dans la flotte. A la sueur et aux essences de bois coupé se mêlent les relents de fuel et l’odeur du sang. Randolph et Byron sont aux manettes de cette machine infernale. Mais le clan des Buzetti veille au grain. Ne sombrant jamais dans le pathos, Tim Gautreaux décrit ces hommes et femmes avec une cruelle acuité. Finement travaillée, son écriture sculpte les contours de cette fragile humanité qui tente vaille que vaille de subsister avec ses propres valeurs. Et c’est ainsi que tu vas t’introduire dans les délicates arcanes de la famille Aldridge et sonder le pouvoir du patriarcat par la notion de filiation, de droit d’aînesse et donc de transmission. Byron est ainsi la clé de voute de cette histoire. La relation fraternelle avec Randolph ne s’en trouve apparemment pas entachée malgré les incantations constantes du père. Et pourtant, lorsque la paternité de l’un ou de l’autre est évoquée, la donne change. L’auteur pointe également du doigt la sauvagerie de la Grande Guerre (nous sommes en ce moment au cœur des célébrations du 100e anniversaire) où Byron a perdu la raison et trouvé une autre raison de subsister. La loi, incarnée par Merville, le chef de la Police, est celle du plus fort et s’y opposer c’est comme prendre un ticket pour l’enfer.
S’appuyant sur un malaise persistant, Gautreaux expose aussi l’étrange combat que se livre l’Homme et la Nature. C’est de toute beauté. Dans ce sauvage écrin de verdure maculé de violences et de vengeances Lilian, May et Ella sont les seules créatures dotées d’une sincère humanité. Avec elles, Walter, l’enfant, apporte enfin une lueur d’espoir.
Roman intense et lumineux, poignant et fiévreux, « Le dernier arbre » est une splendide fresque de cette Amérique des bayous.
N.B. : Une pensée pour le cheval aveugle.
Mention : Auprès de mon arbre, Je vivais heureux, J’aurai jamais dû, M’éloigner d’mon arbre.
« Le dernier arbre » Editions Le Cercle Points ; Paru le 11/09/2014 ; Format Poche ; Traduit de l’anglais (États-Unis) par Jean-Paul Gratias ; 480pages.
Né en 1947 en Louisiane, Tim Gautreaux est professeur émérite d’anglais à la Southeastern Louisiana University. Il est l’auteur de deux autres romans et de nouvelles. Ses pairs l’ont qualifié de « Conrad des bayous ».